Les Tromelin dans l’océan Indien
Quand la vie réelle rejoint l’impensable, elle se prête à l’imaginaire du roman. Des aventures tragiques et des personnages dont on a peine à croire qu’ils aient vraiment existé tant leur destinée atteint parfois l’odyssée. Parmi eux, des esclaves malgaches, des trafiquants et quelques célèbres navigateurs bretons des mers indiennes, pas toujours des plus recommandables. Tous font partie de l’Histoire !
Que sont-elles devenues les naufragées noires échouées sur « l’Isle de Sable », l'actuelle île de Tromelin, une île française située à 535 km au nord de La Réunion ? Une île localisée en 1722 par le Capitaine de Vaisseau de la Compagnie des Indes Jean-Marie Briand de la Feuillée (né vers 1695 à Saint-Malo). Les circonstances du naufrage en 1761 de la flûte L'Utile ont été consignées par l’écrivain de bord Hilarion Pierre Dubuisson de K’Audic (ou Keraudic, né en 1725 à Saint-Brieuc). Un des passages les plus terribles de son rapport reflète sans complexe les mentalités de l’époque :
« J’avais attrapé une grande planche de sapin sur laquelle j’étais accroché. Il y avait quelque temps, un noir esclave se noyant, voulut aussi s’en saisir mais deux coups de pieds que je lui donnais finirent de lui ôter ses forces. J’entendis en ce même instant une voix qui me demandait du secours, je me renversais et vit un matelot tout sanglant qui nageait avec des forces bien abattues droit à moi. Je le devançais, il prit place sur un bout de ma planche et nous faisions nos efforts pour gagner terre. »
Esclaves oubliés de Tromelin de Sylvain Savoia
D’après la BD Publiée chez Dupuis
Histoire tragique et incroyable des fortunes de mer et de la rapacité des trafiquants d'esclaves (1). Sur les 88 esclaves (la moitié du lot d’esclaves destiné à l’île Rodrigues claquemuré en fond de cale ‒ les écoutilles avaient été clouées) rescapés du naufrage, ne survivent que sept femmes et un nouveau-né après quinze années d'abandon sur cet îlot désertique flottant à ras de récifs coralliens constamment ourlés de houles monstrueuses. Tandis que les Blancs de l'équipage pour la plupart bornés de mentalités esclavagistes ‒ après qu'une vingtaine de volontaires aidés par leurs Noirs parviennent à construire une prame (2) ‒ réussissent, après cinquante-sept jours passés sur l'île des Sables, à rejoindre en moins de cinq jours le port de Foulpointe à Madagascar.
Timbre, 300 ans de la découverte de l’île Tromelin (édité le 3 novembre 2022)
Artiste, Line FILHON
Le second de L'Utile, qui a repris le commandement de l'équipage et la tête des opérations pour le creusement d'un puits et la construction de la prame, Barthélémy Castellan du Vernet a promis de revenir récupérer les Noirs mais le sinistre gouverneur des îles de France et de Bourbon, Antoine-Marie Desforges-Boucher (3), originaire de l'île de Groix (ou de Riantec commune limitrophe de Port-Louis), qui se livre lui aussi clandestinement au trafic d'esclaves et n’apprécie pas la concurrence, fait tout son possible pour l'empêcher d'affréter un navire.
Ces femmes déterminées à survivre sont enfin recueillies, après au moins quatre tentatives, en 1776 par La Dauphine (corvette de 8 canons, construite à l’île Bourbon), commandée par le « chevalier de Tromelin ». Le sauvetage réussit surtout grâce à la témérité de l’officier Lepage qui accoste l’îlot dangereux avec une pirogue. L'île des Sables rebaptisée Tromelin fait aujourd'hui partie, avec les îles Glorieuses, Juan de Nova et Europa, des îles Éparses de l’océan Indien, îles françaises revendiquées par Madagascar.
Les femmes malgaches exténuées, traumatisées d'avoir enduré si longtemps la souffrance de leur abandon sur cette île déserte, refusent après leur sauvetage inespéré de retourner au pays de leurs ancêtres. Elles demeurent à l'Îsle de France en étant considérées comme libres, n'ayant jamais été officiellement déclarées esclaves, un comble ! puisque achetées illégalement. Elles sont charitablement admises au sein de la bonne société chrétienne : La grand-mère de l'enfant est baptisée Dauphine du nom du bateau venu la sauver, sa fille, mère de l'enfant, est nommée Ève et son nouveau-né Jacques Moyse (Moïse). Ces changements d'identité et l'imposition ridicule de prénoms bibliques signent, malgré l'élan de pieuse charité qui les commande, l'absence de considération et de respect envers les origines malgaches et les croyances premières de ces rescapées. Puis leur mémoire se dilue lentement dans les eaux de l'oubli comme il advient pour la majorité des esclaves.
Quatre missions de fouilles archéologiques dirigées par Max Guérout de 2006 à 2013 ont néanmoins permis de rendre à l'histoire et aux consciences cette tragédie et de prendre la mesure de la condition et du traitement ignoble des esclaves. Elles ont aussi mis en évidence les capacités de survie surprenantes et le génie organisationnel de ces naufragé(e)s abandonné(e)s capables de réinventer des modes de vie et de nouvelles coutumes adaptées à leur environnement, un îlot de sable posé sur les flots, et à leur condition d'isolement absolu. (4)
Tromelin l'homme et l'île Artiste Claude Perchat
Quant au noble chevalier, Jacques-Marie Boudin de Tromelin, seigneur de Lanuguy né le 31 mai 1751 à Ploujean, près de Morlaix qui vint récupérer les rescapées, sa mémoire reste présente en dépit des confusions biographiques dues à cette manie des nobliaux de répéter dans la filiation masculine les noms, les titres, les carrières maritimes et les navigations de Bretagne à l’océan Indien. Les Bernard Marie et les Jean Marie, officiers de marine et les dits « chevaliers de Tromelin » qui battent l’océan de Madagascar aux îles Mascareignes sont autant de duplicatas trompeurs. (Je me suis moi-même égaré au cours de la rédaction de cet article pas Très malin !)
Pour compliquer l’embrouillamini, deux frères Tromelin naviguent parfois sur un même bateau. Jacques Marie est premier lieutenant sur le cutter Lézard armé à Lorient le 29 septembre 1772 sous le commandement de Maurice Jean Marie Boudin Seigneur de Launay (5) l’un de ses frères aînés (né à Morlaix en 1740). Deux jours après l’appareillage, ils découvrent à bord, le 19 octobre1772, Yves Tromelin, passager clandestin âgé de 16 ans originaire d’une paroisse de l’Évêché de Quimperlé. Ils arrivent à l'Île de France, l’île sœur de Bourbon, le 22 juin 1773 après un voyage long et éprouvant.
De même, un autre de ses sept frères, Bernard-Marie Boudin de Tromelin (né le 15 février 1735 à Morlaix) est aussi appelé le « chevalier de Tromelin » (chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, ordre dynastique créé à Versailles par Louis XIV le 5 avril 1693.) À 32 ans, simple lieutenant de vaisseau, il est promu administrateur du port de Port-Louis à l'Île-de-France (1772-1781) où il entreprend, à la manière de Mahé de La Bourdonnais (6) , d’importants travaux d’aménagement.
En 1773, à bord de la Dauphine, Jacques Marie, le sauveur des malgaches, avait participé à la troisième expédition du Breton Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec (Landudal, Finistère) dans les terres australes (retour 14 juin 1774). Un grand navigateur celui-là et un drôle d’albatros qui n’hésita pas à embarquer sa Louison (Louise Seguin et deux autres dames) dans ses aventures australes. Une autre belle histoire en prévision...
Toujours à bord de la Dauphine, notre chevalier servant, ravitaille (entre 1774 et 1777), dans la baie d’Antongil à Madagascar, le rocambolesque baron, d’origine austro-hongroise, Maurice-Auguste Aladar de Benyovszky (7) . Encore un drôle d’oiseau envolé d'un bagne du Kamtchatka direction les Mascareignes, où quelques membres de son équipage s'installent au passage à l'Île de France, avant de se poser à Lorient en juillet 1772.
À force de persuasion, l’aventurier obtient du roi de France Louis XV le titre de « Commandant en l'Île de Madagascar » avec pour mission de former sur la grande île un établissement royal devant servir à l'approvisionnement en denrées et en esclaves des îles Bourbon et de France. Il quitte Lorient à la tête d’une lourde expédition en 1773 et fonde dans la baie d'Antongil, la bourgade de Louisbourg l'actuelle Maroantsetra, le 15 février 1774.
Les rapports que Benyovszky fait parvenir en France font état de progrès considérables dans l'accomplissement de sa mission mais assez rapidement, ses réalisations sont estimées trop dispendieuses. Le baron est bientôt confronté aux suspicions des ministres, de l'intendant général et du gouverneur de l'Île de France. Kerguelen qui fait escale dans cet établissement ‒ il a déjà croisé Benyovszky à l'Île de France ‒ ne peut s'y approvisionner faute de denrées suffisantes, preuve d'une étrange pénurie dans un endroit dit d'abondance, ce qui n'empêche pas le navigateur austral d'aider son collègue à mater violemment des révoltes indigènes.
Une enquête est diligentée à laquelle participe La Pérouse, résident de l'Îsle de France durant cinq ans. Elle fournit les preuves que Benyovszky est un imposteur. La Pérouse observe en outre que les tribus ont cessé toute collaboration et se sont éloignées du littoral, et que l'équipage, le Corps des volontaires, est décimé par les maladies. Benyovszky n'attend pas son reste et quitte en douce Madagascar pour s'exiler et se faire oublier un temps à Saint-Domingue (Haïti).
Forte tête, il retourne une seconde fois dans la Grande île pour tenter de confirmer son premier essai. Mauvais calcul, il est attaqué par les indigènes Sakalava, armés de fusils fournis en échange d'esclaves par les Arabes de l'Oman (8) , et perd une partie de ses hommes. Il se réfugie alors dans un comptoir tenu par des Français et là, trahi par un des négriers qui sévissent dans ce lieu, il est tué le 24 mai 1786 d'une balle tirée à bout portant en plein front par un des soldats du détachement envoyé de l'Île de France à sa recherche. Fin du roman.
Jacques Marie Tromelin, après quelques batailles navales gagnées contre les Anglais sur la route de Lorient, reçoit, de retour aux îles, le commandement de la flûte la Pourvoyeuse appartenant à la division, commandée par son frère aîné Bernard, de l’escadre du vice-amiral Suffren. Au retour d’une mission à Malacca, il est vertement tancé par Suffren pour avoir, bien qu’il eût engagé le combat durant quatre heures, laissé filer cinq riches navires ennemis. Sa demande de démission de son commandement est néanmoins refusée.
Bataille de Provédien par le peintre Domnique Serres (1722-1793)
Le bailli de Suffren, surnommé par les matelots « le gros calfat », reproche aussi à son frère Bernard Marie Tromelin son manque de combativité devant Madras à la bataille navale de Sadras du 17 février 1782 sur le vaisseau Annibal. Il participe encore, mollement selon Suffren, à celle de Provédien (12 avril 1782) à Ceylan, à laquelle participe aussi Jacques Tromelin à bord de la Pourvoyeuse et, sur l’avant-garde cette fois-ci, à celle de Négapatam sur la côte du Tamil Nadu (4 juillet 1782). Les jalousies et intrigues des officiers et l’inimitié croissante de Suffren finissent par exacerber les rancœurs. Une vingtaine de jours après la bataille de Trinquemalay à Ceylan (25 août au 3 septembre 1782) où il commande l’arrière-garde, Bernard Tromelin ainsi que d’autres officiers démissionne. Il est rayé des cadres en 1784 sans pension de retraite (il n’a « que 57 ans » !). La Révolution compatissante le nommera finalement vice-amiral en 1793 et lui versera une pension.
En cette année 1784, Jacques Tromelin, just married, accepte le commandement de l’Osterley ‒ navire anglais pris en 1779 par la Pourvoyeuse (capitaine Saint-Orens). Il vient d’épouser à Saint-Denis, le 12 janvier 1784, Marie Charlotte Julie Martin (née à Saint-Denis le 25 août 1758) fille d’Honoré Martin, ancien Ingénieur de la Compagnie des Indes, et de Marie Anne Denise Beaumont, une famille créole fortunée de l'île Bourbon. Ils ont trois fils et deux filles. L’aîné Jacques Marie Boudin de Lanuguy de Tromelin, né à Saint-Denis (29 mai 1785) s’engagera aussi dans la marine, histoire de mélanger encore davantage le jeu de cette famille.
Alexis-Marie de Rochon
Jacques Marie prend sa retraite en 1791 (la retraite à 40 ans !). En 1792, la Révolution le rattrape, il est arrêté sur dénonciation d’un prêtre de la commune de Guerlesquin (Finistère). Il est incarcéré avec sa femme dans la prison des carmélites de Morlaix. Alexis-Marie de Rochon (dit « L’abbé » Rochon) de Brest, l’astronome qu’il avait connu dans l’océan indien obtient sa libération (9) . Par la même occasion, Rochon fait libérer pour l’épouser Marie Michèle de Tromelin (née en 1759), la sœur de Jacques Jean Marie Boudin de Tromelin (né en 1771 mort en 1842), fils de Nicolas Thérèse Bernard Boudin, seigneur de Tromelin, (1727 Kergreis-1790 Ploujean), frère aîné de Jacques Marie. Vous suivez ?
Il repart la même année à l’île de France et, pour échapper aux persécutions des révolutionnaires avec l’espoir de restaurer la monarchie des Bourbons, il rejoint un temps l’armée contre-révolutionnaire des émigrés (ou armée des Princes).
Rentré en France en 1797, il embarque 23 mai 1798 à Copenhague sur le navire Norge de la Compagnie des Indes orientales. Ultime voyage. Son corps est inhumé en mer le 4 décembre 1798.
Vies et aventures épiques des Tropiques. De quoi inspirer bien des romanciers.
- Frain Irène, Les naufragés de l'île Tromelin, Coll. J'ai Lu, 2010.
- Petite embarcation à fond plat.
- Cf. article ABR, Les Desforges-Boucher père et fils.
- Guérout, Max, Tromelin, Mémoire d'une île, éd. CNRS, Paris, 2015.
- H. Bourde de la Rogerie, Les Bretons aux Îles de France et de Bourbon au XVII e et XVIIIe siècles, Rennes 1934, La Découvrance 1998, commet une bourde ! (Pages 241-242). Il attribue par erreur, la découverte de l’île des Sables (sans évoquer le naufrage et le sauvetage des rescapées malgaches) et les travaux de Port-Louis à l’Île de France, ainsi que la défection à la bataille de Négapatam, à Maurice Jean Marie Boudin (au lieu respectivement de Jacques et Bernard, voir paragraphes suivants).
- Il enrichira la liste de mes articles sur les Bretons fameux de Bourbon, de même Kerguelen.
- Rufin, Jean-Christophe, Le tour du monde du roi Zibeline, coll. Folio, Gallimard, 2017.
- Grâce à ces fusils, les Sakalava ont le monopole de la traite négrière à Madagascar jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
- Rochon, parti de Lorient le 1er mai 1771 aux Terres australes avec Kerguelen dont il deviendra l’ennemi juré.
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