LE COAT DE KERVEGUEN
Évoquer les K/veguen risque de faire du raffut dans Landerneau et peut-être aussi du côté de Vincendo.
Qui d’ailleurs, habitant La Réunion, n’aurait jamais entendu parler du plus fameux personnage de cette dynastie, ce planteur et industriel richissime, le plus grand propriétaire d’esclaves de l’île ? Si c’était le cas, sait-on jamais, je vais tenter de remédier à ces lacunes. Au pluriel, car il n’est pas le seul membre de cette famille d’origine bretonne et réunionnaise à avoir abandonné ses empreintes dans l’île.
Le plus illustre d’entre tous se nomme bien sûr Louis Marie Gabriel de K/veguen, né à Saint-Pierre le 10 mars 1800 (le 19 ventôse de l’an VIII de la République). Il est le fils aîné de Denis Marie Fidèle Amant Constant (prénoms prometteurs !) Le Coat de Kerveguen (1776-1827) un Léonard (al Leoniz) de Landerne.
Priorité généalogique et bretonnitude obligent, c’est donc son paternel que nous allons évoquer dans un premier temps.
En 1796, Denis Marie Le Coat K/veguen alors âgé de vingt ans, bourgeois désargenté et inquiet de la Révolution en cours dont il n’a rien à espérer sinon des ennuis, quitte son pays, le Bro Leon, pour s’exiler à La Réunion où il débarque de la frégate La Régénérée en fin d’année 1798. L’île est alors aux mains de la frange la plus conservatrice de la société réunionnaise, celle des grands planteurs, industriels et négociants, tous fermement attachés au maintien de l’esclavage. Ils refusent ainsi son abolition décrétée par la Convention le 4 février 1794 et fomentent la sécession de l’île.
À son arrivée, le jeune homme est hébergé à Saint-Pierre chez un ami Léonard, le garde-magasin de la Marine Louis Charles Marie Bourayne (né le 24 janvier 1766 à Brest, décédé le 2 avril 1816 à Sainte-Marie de La Réunion). Peu de temps après, il ouvre en plein centre-ville un magasin de blé, installe deux moulins sur la rivière d’Abord qui fournissent la farine nécessaire à sa boulangerie industrielle. Il vend aussi de l’outillage et diverses autres denrées alimentaires et, tradition léonarde oblige, il tient un commerce de toile (à cette époque la production des toiles de lin de grande qualité, appelées « crées » apportait la prospérité aux riches familles de Landerneau et Morlaix). Un choix judicieux à La Réunion que cette industrie de la toile indigo (le lépi de Guinée) qui lui permet de fournir les vêtements des esclaves de toutes les « habitations » de l’île.
Cet « amant constant » se marie le 14 mai 1799 à Saint-Pierre avec Angèle Césarine Rivière (née le 3 juillet 1777), une créole fille d’un capitaine de milice fortuné. Mariage lucratif qui lui rapporte en dot 12 000 livres tournois (équivalent actuel près de 124 000 euros) et une quinzaine d’hectares agricoles à Manapany et Saint-Joseph.
Trois garçons et deux filles naîtront de cette union. L’aîné, Gabriel (1800), le futur magnat du sucre, Marie-Claude Adélaïde (1802), Joseph Louis Antoine (1803) décédé à l’âge de 7 ans, Marie-Françoise (1804) et Augustin (1806). L’aînée des sœurs, Marie-Claude épousera François Césaire de Mahy, futur maire de Saint-Pierre (1841). Leur fils, François Césaire De Mahy, devenu médecin, sera lui à six reprises élu député de La Réunion et nommé à Paris ministre de l’agriculture (1882). Ses fonctions politiques lui vaudront le surnom de « Grand Créole ».
Césarine Rivière décède le 27 février 1815 à l’âge de 37 ans. Après deux années de veuvage, Denis « mari(e) fidèle » épouse en secondes noces le 6 mai 1816 un noble parti en la personne de Marie Geneviève Hortense Lenormand (née à Saint-Pierre le 19 mars 1793). Elle donne naissance à trois enfants, deux garçons Denis-François(1) (1817-1894) et Hervé Ferdinand (1821-1827) qui meurt prématurément et une fille Louise-Thérèse (1817). Pour dot, Marie Geneviève lui apporte 20 000 livres (environ 207 000 euros), le domaine des Casernes et une centaine d’esclaves. De quoi agrandir et faire fructifier ses propriétés terriennes.
Début 1820, l’ancêtre des K/veguen se décide à 44 ans de réinvestir ses bénéfices commerciaux dans la culture de la canne et la production de sucre. Il est alors secondé dans ses affaires par son fils Gabriel. Sept années plus tard, il inaugure deux usines sucrières dans les quartiers saint-pierrois des Casernes et de Terre Rouge ; des entreprises et une fortune qui ne profiteront plus dorénavant qu’à son héritier Gabriel car le Pater Familias finistérien de souche s’éteint en début de cette année-là, le 14 janvier 1827.
Figure 2 : Gabriel Le Coat de Kerveguen
Gabriel Le Coat de Kerveguen hérite alors d’une fortune de plus d’un million deux cent mille livres (près de 12 millions quatre cent mille euros !), de 330 hectares cultivés en cannes à sucre et en épices et d’une centaine d’esclaves. Un sacré pactole qui va lui ouvrir bien des portes !
En 1829, avec son frère Augustin, Gabriel développe son entreprise d’import-export en achetant un premier navire Le Renard (est-ce le cotre recyclé du corsaire malouin Robert Surcouf ?) L’affaire s’avère juteuse. Il affrète bientôt d’autres navires qui sillonnent le monde, chargés de marchandises pour approvisionner les familles fortunées de La Réunion en tissus, alcools, parfums, quincaillerie… Il expédie en outre dans les grands ports de France le café et le sucre. Et il construit des marines autour de l’île pour desservir directement ses usines et magasins.
Dans un même élan, en plus de ses activités dans la « grande distribution », il se consacre à développer et moderniser toujours plus la culture de la canne à sucre. Dans cette optique de croissance exponentielle de son patrimoine familial, à 31 ans (1831) Gabriel décide de se marier avec Anne Marguerite Zacharine Chaulmet (1806-1836), une riche héritière, bien entendu, qui lui apporte le Domaine de la Ravine des Cabris. Elle donne naissance, avant de mourir dans sa trentième année, à Denis André (1833) et à Marie Angèle Emma (1835). Sa fille, Emma Le Coat de Kervéguen, deviendra Marquise de Trévise en épousant le grand Chambellan de Napoléon III.
Pour asseoir leur notoriété et leur pouvoir Gabriel et son frère Augustin se lancent parallèlement dans la politique et sont élus respectivement au conseil municipal de St Pierre et de St Joseph.
Gabriel K/veguen a certainement hérité du sang et de l’esprit léonard de son pater, une lignée d’hommes fieffés et rudes en affaire, qui seraient plus avares (pizh), selon une légende bretonne bien établie, que leurs voisins les bigoudens qu’ils traitent, pour tenir la rime, de véritables radins. « Si on compte ses sous, on compte aussi ses sentiments », rappelait justement Audiard. Un cœur sec pour gagner le moindre kopeck.
Figure 3 : La maison des Casernes, dans les hauts de la ville de Saint-Pierre (rasée dans les années 1930.) Aquarelle de Hippolyte Charles Napoléon Mortier, marquis de Trévise, 1861. Archives départementales de La Réunion. (40 Fi 47)
En 1840 la fortune des K/veguen équivaut à celle de Charles Desbassayns (1782- 1863) et de Julien Gaultier de Rontaunay (1783-1863). Gabriel spécule sur le foncier, profite des faillites, n’a de cesse d’accroître par des rachats de terre agricole son domaine, emprunte à taux faible et prête à taux élevé, hypothèque les terres des petits colons qu’il finit par récupérer. Prévoyant l’abolition de l’esclavage (qu’il refuse obstinément), il rachète à bas prix, aux plus démunis des planteurs, leurs esclaves ou leurs bons d’indemnisation pour toucher le jour venu les indemnités compensatoires versées par l’État.
Figure 4 : Usine du Quartier Français. 1889. Henri Georgi. Photographie. Coll. Musée Léon Dierx. Donation Hibon, inv. ME_2020_1_6_67
Lors de l’abolition en 1848, il est devenu de loin le plus grand propriétaire d’esclaves de tout l’outre-mer français avec 1538 esclaves déclarés(2) . Mais il parvient à se faire rembourser dix mille bons à compter de 1852 (six fois plus qu’il n’aurait dû) soit environ 19 millions de francs ! L’indemnité de 671,79F versée à La Réunion par esclave étant la plus importante de toutes les colonies. Le jackpot que cette spéculation éhontée sur les compensations(3). Et pas un sou pour les esclaves libérés.
Il devient alors le plus important employeur d’engagés de l’île(4) (3203 en 1857) . Pour payer ses travailleurs dépendants, qui n’ont comme lui aucune confiance dans la monnaie de singe en cours à La Réunion (rien que du papier et des bons), il décide de mettre en circulation sa propre monnaie. Le 11 juillet 1859, il est autorisé par les autorités coloniales à importer 227 000 pièces de 20 Kreutzers autrichiens démonétisés et rachetés au poids que, modestement, il frappe du grand K des Kerveguen. Il parviendra à imposer la parité du kerveguen avec le franc. Une fois de plus, tout bénef pour lui !
L’avarice présumée des Léonards va de pair avec une bigoterie sans égale. Gabriel au sang mêlé donne des terrains et des sommes importantes aux autorités religieuses de l’île qu’il met ainsi, on peut dire, dans sa poche.
À sa mort accidentelle en 1860, son domaine s’étendra sur plus de 5000 ha et comprendra dix usines à la pointe des progrès techniques et trois guildiveries (distilleries). La fortune des K/veguen est alors estimée à plus de 30 millions de francs-or(5)!
« Monsieur de Kerveguen / n’est pas riche en vain / il a beaucoup de noirs / et treize établissements / Mais je vous jure / que dame nature / n’épargnera pas Kerveguen au trépas », chantait l’esclave affranchie Célimène (1807-1864).
[Le premier mari de « la muse de Trois-Bassins » se nommait Lebreton Jean-Baptiste Ferdinand dit Ovide (1808-1827) dont l’ancêtre lointain Lebreton Guillaume Elie était né le 28 mars 1670 à Locminé (Morbihan) et décédé à l'âge de 35 ans le 8 novembre 1705 à Saint-Paul de La Réunion. Il s’était marié le 31 mai 1693 à Saint-Paul avec Magdeleine Bellon (1678-1729). Célimène se dit aussi être une petite-fille d’Évariste de Parny (sans doute en poésie).]
Gabriel K/veguen était parti à Paris pour assister au mariage de sa fille Emma mais le 4 mars 1860, quelques jours avant la noce, il meurt dans un accident de calèche. Il est enterré au Père Lachaise.
Figure 5 : Croquis du Portrait de Denis André Le Coat de Kervéguen, enfant collégien (de la main d’Adèle Ferrand, sa tante, épouse de Denis-François, son oncle. 1847). Conservé au Musée Léon Dierx, numéro inventaire 1922.01.27.42
Après la mort de Gabriel, les descendants de la dynastie Le Coat de Kerveguen reprennent les affaires.
Le fils aîné de Gabriel Denis-André Le Coat de Kervéguen (1833-1908) dont la mère Zacharine Chaulmet est décédée lorsqu’il avait 2 ans, reprend après ses études au collège Bourbon et la mort de son père, les affaires familiales avec l’aide de son beau-frère, Hippolyte Charles Napoléon Mortier (1835-1892) marié à sa sœur Emma. Il concentre et modernise les établissements (il reconstruit en 1870 l’usine de Quartier Français) et, lorsque le gouvernement de la IIIe République exige en 1878 l’unification monétaire, il rembourse après d’âpres négociation les fameux Kreuzers importés par son père et pas un sou de plus (des centaines de milliers circulaient illégalement).
Le dernier de la liste des repreneurs affairistes est Robert Le Coat de Kervéguen, né à Paris en septembre 1875. Il est le deuxième fils de Denis-André et d’Adèle de Mahy, sœur de François de Mahy. Il exerce comme médecin aux thermes de Salazie et devient avec le Crédit Foncier Colonial le principal producteur et industriel de l’île et président du Syndicat des fabricants de sucre créé en 1908. Il se lance en politique. Conservateur et rétrograde il est battu aux élections législatives.
Le 20 mars 1920, après 120 années d’omniprésence dans l’île, les héritiers Kerveguen vendent leurs possessions, 10 000 hectares de terre et toutes les usines, pour la somme de 12 millions de francs à la Société Foncière Maurice-Réunion Limited. Robert, représentant de la quatrième génération quitte pour toujours La Réunion pour vivre une vie de château à Vigny dans le Val d’Oise.
Ne restent plus sur l’île comme traces de cette grande famille de planteurs aux racines léonardes que des ruines d’usines (Langevin, Piton Babet), un entrepôt à Saint-Pierre, de prestigieuses maisons de maîtres (la maison Bel-Air au Tampon, château Lauratet et la Villa Repiquet à Saint-Denis), le nom Kerveguen est aussi donné à des rues, un hôtel, une résidence, un restaurant, une célèbre salle de concerts, un coteau du cirque de Cilaos…
Ah j’oubliais, le patriarche de cette dynastie, le grand-père de Gabriel, se nommait Hervé Le Coat de Kerveguen (1728-1781). Il était sénéchal de Daoulas (Daoulaz) dans le Finistère. Pas étonnant avec de telles racines que la saga Le Coat Kerveguen puisse évoquer une version coloniale de l’interminable feuilleton télévisé Dallas.
Notes :
1) Un autre article s’attardera sur ce Denis-François K/veguen.
2) 65 373 esclaves sur 6563 propriétés recensés en 1848 (une dizaine d’esclaves en moyenne par propriété.K/veguen, en possède donc cent cinquante fois plus !)
3) D’après Dominique Vandanjon-Herault (5 janvier 2023). L’indemnisation après l’abolition de l’esclavage de1848. Une sucrerie à Bel Air. Consulté le 21 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/lwuw
4) Histoire d’une dynastie insulaire les K/Veguen avant les de K/Veguen- Philippe Pluchons/dir.Wanquet-Université de La Réunion
5) Gabriel de Kerveguen, le « Rockefeller des tropiques » (II) devirisillustribusblog Blog de biographies historiques [ISSN 2650-6289] 9 décembre 2017 GWENNHADU.
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